une simple histoire de vigne


d’après une histoire vraie imaginée par jissé 

les fosses, le 11 janvier  20

préambule
en douze épisodes tu vas vivre une simple histoire qui se passe dans un coin de terre proche de notre immense gouille lémanesque qui a été complètement transformé par la main et surtout par les bras de l’homme et pas n’importe lesquels puisque ceux-ci appartenaient à des gaillards qui portaient des bleus de travail bruns en forme de robe et qui les utilisaient pour faire des gestes qui devaient ressembler à une grande croix à la fin de leur discours quand ils saluaient les gens qui étaient venus les écouter et recevoir un bout de pain et boire un coup
c’est à cause de cela qu’ils ont dû transformer le paysage en terrasses et en charmus (cf lexique)
puis, en ayant marre de se foutre en l’air les mains et les habits à cause des ronces, des pierres, des brousailles et que c’était pénible ils ont fait appel à des tâcherons qui habitaient dans le coin
ainsi, ils pouvaient consacrer tout leur temps à élever le fruit de ce travail harassant et aussi aux dégustations dominicales
ce lieu est tellement beau de chez beau que plus tard d’autres gaillards résidant dans une grande baraque dans la ville lumière quand il n’y a pas de grèves à «édéeffe» ont décrété que cela appartenait à tout le monde et au monde et qu’il fallait pas qu’on y touche 
sauf qu’il fallait continuer à l’entretenir et le soigner 
mais pas sur leur dos, les radins

NB : un lexique est à votre disposition à la fin des chapitres 

1
une parfaite quiétude noyée sous un soleil de plomb emplit tout l’espace silencieux qu’on n’entend pas une mouche voler
au creux des bras de son bien-aimé elle observe tout ce qui se passe autour d’elle
il ne se passe rien sinon qu’elle se prélasse et savoure ces instants magnifiques
tout à coup elle entend des paroles et des chants même quelqu’un qui se mouche
mais c’est derrière le mur
elle respire 
elle se détend et profite encore de cette douce chaleur qui la caresse
et soudain…
attends !  maintenant c’est devant le mur 
c’est là tout près
du coin de l’œil elle voit des mâchoires gargantuesques et menaçantes qui s’approchent dangereusement
elle entend leur bruit sec quand elles se referment suivi d’une espèce de bruissement comme un long cri de détresse 
elle a peur
elle essaie de pousser une bouélée mais elle ne peut pas
elle veut rester là
elle s’agrippe de toutes ses forces qui commencent à lui manquer
elle dégringole elle se retrouve à boclon sur le sol 
elle ne comprend pas ce qui lui arrive
c’est alors qu’une ombre énorme qu’on dirait une éclaffe-beuse sort de nulle part et lui cache son bien-aimé 
elle voit sa saison défiler à toute vitesse 
elle n’a plus d’acouet
elle sait qu’elle a déguillé qu’elle gît sur le sol et que cela signifie la fin
la fin ? non ! ça n’a pas encore commencé
alors reprenons depuis le début
il y a une épéclée de temps quand les années et la montre n’existaient pas encore
c’était tout blanc et tout froid de chez froid
puis le froid a connu le thermomètre, le calendrier les saisons, la nuit le jour, le matin le soir, l’horloge l’apéro !
bref c’était hier, avant-hier peut-être… en fait pas tout à fait mais ça n’a pas d’importance
cette histoire commence au début de ce qu’on appelle aujourd’hui une année quand la nature a encore son grand manteau blanc 
mais là où se situe l’action il est un peu mité 
il semblerait que Le monsieur là-haut n’a presque plus de couleur blanche ou que celle-ci a tourné au jaune
il y a une immense gouille bordée de plusieurs accents 
d’un côté il y a des dérupes sombres mal éclairées qui font peur et qui doivent abriter des tas de galapiats
de l’autre il y a des grimpettes avec des rectangles grands et plus petits pas tout à fait droits même parfois courbes ou carrés qui épousent les formes douces et agréables de cet espace juste élevé pour empêcher le nord de tomber au sud
dans ces rectangles grands et plus petits pas tout à fait droits il y a des lignes qui suivent leurs formes
au bout de ces lignes il y a des espèces de berclures qui servent à tendre des fils qui marquent l’espace qui abritera l’action de cette histoire
et c’est là que nous sommes en ce moment
ça caille
le village dort encore comme tout ce qui est autour
même la cloche de l’horloge paraît enrouée lorsqu’elle sonne 
la bise emportant les six coups marquant le début de cette journée 
de drôles de bruits métalliques se font entendre qui proviennent d’un couvert où un gaillard qui a mis son bleu de travail celui de la semaine car celui du dimanche est à la lessive taché qu’il est à cause qu’il a essayé de réparer le boguet qui est pété, s’est mis à l’abri pour dégreuber le tracaset qui l’emmènera en ce lieu
il a ajouté une petite laine car il fait une cramine ce matin mais malgré tout il ne porte pas de gants
ses mains en ont connu d’autres et il n’a pas peur de laisser ses empreintes
son chemin est accompagné par un chambard fantastique dont les murs se font l’écho
chacun reconnaît ce bruit et sait ainsi l’heure qu’il est 
ce qui lui évite d’user le verre de sa montre avec ses yeux
il prend le temps de regarder çà et là et de s’expliquer ce qui se passe ou ce qui se passe pas
il arrête sa machine car la suite il doit la faire à pied le chemin est trop étroit et trop raide
il en descend en montrant une certaine souplesse à moins que ce ne soit l’habitude
il attaque la grimpette pour atteindre le bout de la ligne en haut dessus et commence à faire son repérage
rien ne lui échappe et c’est tant mieux car la réussite de l’opération en dépend
d’un pas assuré lent et silencieux ses semelles mordant le terrain pour l’empêcher de glisser le voilà à longer les lignes et à vérifier chaque bout de bois brun presque noir à la peau toute craquelée qui jaillit du sol tels des bouts de bras tendus le poing fermé comme autant de manifestants criant pour leur survie dans ce paysage encore au repos et presque hostile 
ils sont alignés l’un à côté de l’autre pas trop près ni trop loin
parfois il s’arrête et sort de la poche de son bleu de travail un petit ruban qu’il fixe sur le bois qui n’a pas l’air de se réveiller
il finira ses jours au coin de la cheminée… mais dans le feu
tout est calme à part la cloche qui appelle à boire au onzième coup
rien ne laisse paraître du drame qui se prépare 

2
demain, après-demain, après-après-demain et ainsi de suite il reviendra
mais qui est-il ?
ce gaillard planté dans son bleu de travail est l’ami, le père, le docteur et le confident de ces bouts de bois bruns presque noirs 
ils sont ses amis et il est là pour que rien ne leur arrive
chaque jour il leur rend visite dans son bleu de travail qui tient par des bretelles et qui est décoré par les marques de nombreuses tâches comme celles sur le tablier de celui qui vient de poser son chevalet face au miroir naturel qui reflète jean rosset et ses longs cheveux jaunes et qui nous disent que c’est un peintre qui avec son pinceau sera le témoin de cette drôle d’histoire 
il y a là des craquées de bouts de bois bruns presque noirs au corps décharné
c’est qu’ils n’ont rien bouffé de tout l’hiver
avec une peau craquelée qui fait mal à voir mais qui ne saigne pas et qui se contorsionnent comme si une main invisible leur appuyait sur la tête pour les empêcher de grandir
il y en a des jeunes qui sont minces et des plus âgés qui sont un peu plus épais 
on ne distingue pas le féminin du masculin 
mais en fin de compte ils ont tous la même allure
ils restent plantés là dans ces rues rectilignes qui vont dans un sens ou dans un autre, tantôt à plat tantôt en montée ou en descente
ces bouts de bois bruns presque noirs roupillent encore 
alors que lui il ne peut jamais s’arrêter de bosser et se reposer
depuis le début de cette histoire et en ce début d’année notre gaillard en bleu de travail a aussi passé beaucoup de temps dans un lieu souvent sombre froid et humide à tourner autour de sortes d’immenses boilles carrées en acier ou rondes en bois
un verre à la main on l’a vu s’approcher d’un petit robinet planté dans la paroi de ces immenses boilles carrées en acier ou rondes en bois et tirer au guillon 
ensuite il présente son verre qu’il a rempli d’une bonne
golette à la pale lumière de l’ampoule qui pend du plafond au bout d’un fil sans abat-jour
il le penche il le relève il le repenche il regarde au travers il le fait tourner il le renifle il le regarde encore
il le porte à ses lèvres, prend une petite golette, la crache
regoûte 
il fait tourner le liquide dans sa bouche et enfin avale l’étincelle de ses yeux trahit sa joie et sa satisfaction 
c’est pas de la nioniotte
c’est rudement bon mais il garde ça pour lui tout seul
d’ailleurs il n’y a personne d’autre
et dans la fricasse de sa cave il a chaud 
il est content et cela l’encourage à retourner auprès de ses amis pour leur raconter ce qu’il vient de déguster
dans quelque temps quand il fera un peu plus chaud et que ses amis se seront parés de vert 
il tirera de ces immenses boilles carrées en acier ou rondes en bois ce liquide jaune ou foncé et odorant pour le mettre dans des récipients en verre avec un bout de papier coloré et collé dessus qui portera son nom
une machine bruyante l’aidera dans cette tâche
mais on en n’est pas encore là

3
notre gaillard planté dans son bleu de travail qui serait en jaune ou en rouge s’il pleuvait tient dans sa pogne qui accuse les années
un outil bizarre
armé d’une drôle de machine qui ressemble à une cisaille à cliquets qui tient dans sa main et qui est reliée par un cordon noir à une grosse boîte noire qu’il a fixée dans le dos et il attaque les vieux sarments qui partent de ces têtes rabougries telles des plumes qui auraient perdu leurs barbes
plus rapide que lucky luke il les coupe d’une main experte et sûre 
ensuite arrivé au bout de la ligne il reviendra sur ses pas et chopera ces plumes mortes pour les enrouler autour des bouts de bois bruns presque noirs comme s’il voulait en faire une écharpe pour les protéger du froid ou les laissera tomber entre les lignes et passera dessus avec une machine qui les broyera afin d’en faire de la nourriture pour ses amis
ce gaillard planté dans son bleu de travail ne dit mot mais n’en pense pas moins ou pousse juste un soupir qui lui fait penser qu’il en a déjà trop dit
personne ne prête attention à lui 
il est seul au milieu de cette ville brune qui ne s’est pas encore réveillée 
comme d’habitude il ne porte pas de gants et même si le jour n’est pas tout à fait debout il n’a pas besoin de lampe de poche pour se diriger parmi ces bras tendus qui crient sans bruit leur rage de vivre mais ne peuvent retenir les larmes qui annoncent leur renaissance 
c’est que depuis quelque temps il y a du nouveau
un bout de plume avait été laissé 
il est dressé comme un doigt rageur pointé vers le ciel 
il le met en garde et l’avertit qu’il va se passer quelque chose
bientôt ici-bas
demain, après-demain, après-après-demain et ainsi de suite ce gaillard planté dans son bleu de travail reviendra chaque jour pour voir et reluquer ce qui se passe et surtout si cela se passe bien 
en arpentant les lignes il contemple heureux l’arrivée de petites pousses sur le grand doigt qu’il a courbé et attaché au fil comme pour en faire un salut militaire qui lui est adressé
mais nom d’une pipe, c’est lui, ce gaillard planté dans son bleu de travail qui est le chef même s‘il sait que dame nature aura toujours le dernier mot
ses amis l’appellent et il repart avec son tracasset qu’il a eu de la peine à emmoder
cette fois il s’attaque au salut militaire et ne lui laissera que trois ou quatre petits bouts de bois verts comme autant de péclets qui deviendront de longs doigts effilés et longiformes 
plus tard il faudra revenir cisailler ces longs doigts effilés et longiformes afin qu’ils ne bouffent pas toute la nourriture dont ont besoin les petites boules vertes
pour grossir il faut qu’elles rupent
pas le temps d’être patraque ou de pécloter 
c’est que s’occuper de chaque bout de bois brun et presque noir l’un après l’autre ça demande beaucoup de temps et pour l’aider notre gaillard planté dans son bleu de travail a pris, comme pommeau, un jeune galapiat 
ainsi pour faire plaisir à son frère, l’adrien, qui a préféré travailler à la ville plutôt que la terre, il a engagé son fils, l’albert, pour lui apprendre le boulot
l’albert, lui, ne met pas des bleus de travail mais des jeans avec des poches sur le côté 
ses bras sont si longs qu’on a peur qu’il marche dessus
c’est un bon type gentil timide et toujours prêt à rendre service 
il cause pas ou peu comme son oncle sauf avec sa bon-amie
il a déjà quelques poils et il ne se rase pas de près 
il a vu une pub à la télé que ça fait plus viril même s’il ne sait pas très bien ce que cela veut dire
il a fait l’école au village mais n’a pas voulu aller à la ville pour les études 
il a préféré travailler la terre et les bouts de bois bruns presque noirs avec son oncle
le régent l’avait mis au fond de la classe et lui avait donné comme leçon de charger le poêle à bois
souvent il  se moquait de lui avec son arithmétique à bonzon
l’albert n’aimait pas l’école encore moins le régent, le roille-gosse, qu’il l’appelait
il ne voulait pas apprendre des tas de choses qu’il jugeait inutiles
il a toujours voulu simplement comprendre les choses, surtout celles qu’il a à faire
car ses doigts savent faire les choses comme ceux de son oncle fernand
chaque jour la lumière apparaît plus vite et notre gaillard planté dans son bleu de travail enlève une couche
les doigts courbés en salut militaire deviennent des mains tant les petites pousses sont devenues grandes et commencent à s’accrocher aux fils qui marquent ainsi les deux côtés de leur habitat telle une palissade imaginaire

4
notre gaillard planté dans son bleu de travail constate que ces jeunes pousses seront bientôt à l’origine de son funeste destin dont il ignore encore qu’il en sera le pied armé
après avoir séché leurs larmes ces pousses qui ressemblent vraiment à de longs doigts effilés et longiformes se faufilent et s’accrochent entre les fils jusqu’à atteindre la hauteur de notre gaillard planté dans son bleu de travail qu’il a raccourci car il fait plus chaud et parfois même, ils le dépassent jusqu’à toucher sa casquette qui cache un peu son visage 
çà et là sur ce sol rugueux au milieu de cette caillasse il y a des tiges avec des petites boules au bout qui s’ouvriront plus tard et mettront un peu de couleurs vives dans ce décor uniforme qui passe du brun au vert
il commence à faire vraiment chaud
le miroir du lac ne renvoie pas seulement le reflet de cette côte magnifique mais aussi les doux rayons de jean rosset qui illuminent ce paysage et le transforment en carte postale que nombreux sont ceux maintenant qui ont peur de l’oublier en le mettant dans de petites boîtes noires qui leur servent de mémoire et qui parlent aussi
mais notre gaillard planté dans son bleu de travail raccourci s’en fout de tout ce tintouin à part que c’est lui qui ramasse le chenit témoin de leur irrespect de ce qu’ils vantent et admirent comme exceptionnel et surtout à conserver
et puis parmi tout ce vert apparaissent de tout petits points blancs rassemblés et serrés autour d’une tige et protégés par d’énormes parasols verts qui vont les protéger des regards et des rayons brûlants de jean rosset
pourtant ça caille ce matin 
notre gaillard planté dans son bleu de travail raccourci laisse le froid lui mordre les mollets mais s’inquiète pour ces petits points blancs qui doivent passer du masculin au féminin et se transformer en petites boules vertes comme autant de petits yeux qui donneront vie à ces bouts de bois bruns presque noirs
heureusement les cailloux ont eu pitié de ces petites choses et ont partagé un peu de leur chaleur pour éviter qu’elles ne se transforment en glaçons
tout à coup de grands matelas blancs comme de volumineux bibendums sont en train de cacher jean rosset et assombrissent le décor
il fait presque noir alors que l’horloge frappe son onzième coup des quatre chiffres
notre gaillard planté dans son bleu de travail raccourci s’inquiète car éole s’est réveillé et un vent violent s’est levé 
il risque d’ébriquer quelques doigts ou bouts de doigt
mais ils sont plus solides et plus souples qu’on pense 
ils subissent le joran comme une chevelure qui aurait perdu sa casquette qui aurait rejoint la floppée d’objets identifiés qui jonchent le sol 
puis tout à coup de grands filins d’un blanc plus blanc que le blanc de la lessive à la télé font un chambard du tonnerre de dieu et déchirent le ciel 
l’inquiétude de notre gaillard planté dans son bleu de travail raccourci est aussi
grande que lui 
sa petite boîte noire vibre dans sa poche 
ben oui, il en a aussi une comme tout le monde  son bleu passe vite au jaune et il
emmode aussi sec son tracasset sur lequel il a chargé un gros tube et fonce car il ne faut pas pétouiller en haut dessus où l’attend un autre grand tube
il glisse son gros tube dedans et zou ce dernier quitte le sol comme une fusée et va droit tout en haut pour péter dans le gros nuage qui menace de déverser une épéclée de boules blanches aussi meurtrières qu’un coup de chevrotine qui réduirait cette histoire à une miauffe qui ne tiendrait même pas dans une
ramassoire 
heureusement le jean rosset est plus fort et notre gaillard planté dans son bleu de travail raccourci peut aller faire une petite pioncée bien méritée
on l’a échappé belle d’autant plus que durant un moment les bouts de bois bruns presque noirs ont pu patauger dans une eau bien venue qui a transformé le sol asséché en une papette qui leur sert d’onguent 

5
en levant le rideau de la fenêtre pour voir s’il a chotté on s’aperçoit qu’il y a d’autres points jaunes ou rouges dans cette immensité verte
notre gaillard planté dans son bleu de travail raccourci n’est pas tout seul
d’ailleurs c’est bien compréhensible l’espace est tellement grand qu’il va d’un bout à un autre de l’horizon
d’un côté de gigantesques tas de cailloux nous protègent des regards parfois envieux ou moqueurs de ces gaillards à l’accent qui chantent les sentiers qui mènent vers leurs bouts de bois bruns presque noirs qui ressemblent à ceux de notre gaillard planté dans son bleu de travail raccourci qui lui a l’accent qui ondule lentement comme s’il allait s’endormir entre chaque mot
en fait ils font la même chose et en même temps
mais s’ils ont aussi jean rosset ils n’ont pas notre immense gouille
lémanesque
bien sûr ils ont bien un grand ruisseau qui « ronrhône » dans le fond de la vallée avant d’aller droit bas se jeter dans notre immense gouille guidé qu’il est entre deux chaînes de cailloux que d’un côté les longs doigts de jean rosset ne font qu’effleurer alors qu’en face il tape de toutes ses forces contre les parois abruptes et striées de lignes pleines de bouts de bois bruns presque noirs
puis les cailloux que les longs doigts de jean rosset ne font qu’effleurer s’étirent le long de l’immense gouille comme s’ils cherchaient à récupérer un peu de chaleur et de lumière et en face il y a cette immensité verte dont les courbes sont souples et amicales pour ceux qui veulent les suivre et regorgent de la douce chaleur de jean rosset
même si parfois notre gaillard planté dans son bleu de travail raccourci la rotte quand il attaque une grimpette, il aime ce grand espace qui le lui rend bien 
enfin s’il finit ce qu’il a à faire et il en reste encore beaucoup à faire
pendant tout ce temps les petits points blancs se sont noués d’amitiés et de blanc ils sont devenus de petites boules vertes qui d’épingles vont devenir autant de billes dont la peau va de plus en plus être transparente comme une pupille qui donnerait la vue aux bouts de bois bruns presque noirs qui voient enfin ce qui se passe et reconnaissent leur bienfaiteur 
il a enfilé une combinaison blanche sur son bleu de travail avec une capuche des lunettes et un masque comme un chirurgien 
puis il aguille un moteur et une boille dans son dos avec un grand tuyau 
mais non il ne joue pas à james bond 
il va répandre un médicament qui évitera à ses amis d’être attaqués sauvagement par tout plein de bestioles et de champignons
c’est dur 
c’est lourd 
c’est pénible 
ça courbe son gaillard dans son bleu de travail raccourci étouffant sous son masque et qui charogne après n’importe quoi car il n’y voit rien ou presque et le bruit assommant de son moteur lui casse les oreilles
mais il faut le faire et il le fait comme tout ce que demandent ses amis même si ça lui prend plusieurs jours et qu’il devra le refaire et le refaire dans quelque temps
et ça en fait des pas 
des centaines de pas 
des milliers de pas et ses semelles en témoignent
mais c’est pas tout ça
ce matin alors qu’il y a encore de la peuffe notre gaillard planté dans son bleu de travail raccourci sur lequel il a mis une petite laine s’en va le long des murs pour voir ses amis
les petits boules vertes ont pris du volume
alors que jean rosset déchire la ouate il est tout rebouillé de voir toutes ces petites boules vertes qui commencent à peser mais aussi à l’inquiéter car c’est maintenant qu’il faudra être attentif surveiller le ciel et ses caprices
heureusement les parasols verts ont aussi pris du volume et protègent ces petites boules vertes qui quittent de plus en plus la couleur verte pour un vert plus clair et presque jaune comme une mirabelle
il fait de plus en plus beau et chaud
notre gaillard planté dans son bleu de travail raccourci traque les moindres petites taches qui pourraient apparaître sur les parasols verts et gâcher la fête à venir et ce souci le forcera comme depuis le début de cette histoire à venir très souvent voir ses amis l’un après l’autre et à veiller à leur confort et à leur bien-être
d’ailleurs ces parasols verts ne sont pas tous de la même couleur bien sûr ils sont verts mais il y a en des vert clair des vert jaune des vert foncé
et pi ils sont épais charnus minces grands ou petits 
avec des déchirures tout autour qu’on dirait qu’il y a un malin qui a voulu faire de la dentelle

6
au fur et à mesure de la journée notre gaillard planté dans son bleu de travail raccourci qui a même enlevé les manches du haut a de moins en moins de tissu sur lui à maintes reprises d’un geste très large il passe son bras qui a pris la couleur du soleil sur son front afin d’y ôter la sueur qui lui pique les yeux
il s’arrête
il observe autour de lui
il se penche 
il écarte un peu les parasols et regarde les boules vertes qui commencent à prendre aussi des couleurs
il est content 
mais son sourire cache quelque chose 
tout à coup il a l’air pensif comme celui qui hésite à livrer un secret 
mais il est trop tôt
et il continue à arpenter ces lignes
il braille sur son pommeau de neveu et le menace en le traitant de bobet que s’il se magne pas son avenir pourrait bien branler au manche
tout caqueux ce dernier qui se remet à peine de la canfrée de l’autre soir essaie tant bien que mal de reprendre sa tâche mais l’outil qui pèse sur son cassin lui fait mal 
alors il sort son tire-jus et couvre ce dernier en essayant de faire un nœud 
de nouveau notre gaillard planté dans son bleu de travail raccourci lui crie dessus en le désignant comme le plus grand bracaillon qu’il ait jamais connu et qu’il ne serait même pas capable de trouver le marteau à courber les vitres
surpris voilà que ce dernier se prend les pieds dans un fil qui tient la berclure et
déguille 
il fait une de ces planées en allant s’ébriquer contre un piquet en métal
épouairé il se relève tant bien que mal avant que son gueulard de chef n’arrive 
il a la grulette tellement la peur le tient encore
tout à coup il sent quelque chose d’humide sur sa jambe 
une tache sombre apparaît sur le haut de son pantalon
hésitant il met la main dans sa poche 
il a mal là juste en dessus de la guelette qui n’a rien heureusement, se dit-il
ses doigts rencontrent une espèce de méclette qui lui fait retirer prestement sa main qui dégouline d’un liquide rouge foncé et épais comme du sang
la boîte plastique qui contenait son goûter a pété quand il a cupessé sur le piquet en fer et à libérer la compote de cerises que lui avait préparée avec amour sa
bon-amie qui ne connaît pas encore les tuperwares
heureusement la cloche sonne les quatre chiffres et notre bofiaud pourra aller se changer et calmer les petits nains qui n’ont pas cessé de tirer leur tabouret au sommet de son crâne et de les pousser à aller faire une petite pioncée afin qu’il reprenne ses esprits

7
autour de la grande table de la cuisine notre gaillard planté dans son bleu de travail raccourci a déjà pris la julie et commence par la page des morts comme d’habitude
un fumet qu’il connaît bien lui chatouille les narines que les nombreux poils ne peuvent empêcher de monter jusqu’au cerveau afin de lui rappeler que l’assiette de soupe est posée devant lui et qu’il faut manger
un autre bruit familier lui parvient dont il saisit un seul mot qui lui fait lever la tête pour voir son épouse lui dire qu’il devrait passer voir le charmus du haut du village à côté du clocher 
car elle a cru y voir quelque chose de pas très catholique
il y a longtemps qu’ils ont passé devant le pétabosson et ils se sont presque tout dit
alors forcément il n’y a plus de discours et on dirait que leurs conversations n’ont lieu que par télépathie
c’est vrai qu’un regard ou un geste suffisent et les choses se font
ils n’ont pas eu de bouébe et c’est pour ça qu’ils ont accueilli leur pommeau de
neveu
ça donne un air de fête certains jours dans l’ombre de cette grande cuisine qui est trop petite en septembre quand il y a tout plein de monde là autour de la table pour aider à la fête
déjà la grande aiguille a fait le tour du cadran de l’horloge qui leur a été offerte pour leur mariage et qui est toujours là
seul témoin de tout ce temps qui s’écoule
il pose sa julie un peu déçu de ne connaître personne à la page des morts car il aurait pu mettre son habit du dimanche et aller serrer des mains boire à la santé du mort et pedzerun peu
à cette pensée son œil s’allume de malice et il se jure de s’arrêter au bistrot ce soir pour boire à la santé des vivants 
mais avant, un petit clopet afin de retrouver un peu d’acouet pour l’après-midi
de toute façon il doit dégager car elle veut passer un coup de panosse et préparer le papet pour dimanche 
ça rappicolera
elle invite son guelu de neveu albert à ne pas pétouiller et à lui passer la ramassoire qui est sur le tablar à côté de lui
en sortant sur le seuil  jean rosset éblouit l’albert et le surprend par sa chaleur
il pense qu’il va faire une de ces tièdes cet après-midi
alors il décide de raccourcir aussi son pantalon et en passant de tchuffer sa bon-amie, denise qu’elle s’appelle
elle est jeune et jolie comme toutes les filles de son âge mais pour l’albert c’est la plus belle de toutes
tout est calme 
tout semble dormir même éole fait la sieste et les rayons du soleil semblent plus lourds que d’habitude et leur chaleur est renvoyée par les murs qu’il longe pour aller vers les amis de son gaillard d’oncle planté dans son bleu de travail raccourci et qui sont aussi ses amis
il peine un peu sur le chemin tant son ombre est lourde à ringuer
sa casquette lui serre un peu la tête mais le protège de la chaleur qui lui tombe dessus 
au détour d’un regard il tombe sur l’immense gouille et se dit qu’il  serait bien dans ses bras et dans ceux de sa bon-amie, la denise, un bref instant il se rappelle son parfum celui-là même qu’il lui a offert pour sa fête quand les bouts de bois bruns presque noirs étaient encore tout nus et qu’il avait osé entrer seul au café pour la première fois arrêté net sur le seuil par les regards reluqueurs des grands qui avaient déjà compris qu’il sera un concurrent pour la conquête de la jeune fille qui est aussi la fille du patron qui ne voit pas ça d’un bon œil même s’il a accepté qu’elle fasse la somiche durant ses vacances en attendant d’aller aux études à la ville 
son sourire lui éclaire le visage et elle sait faire la petite chenoille pour que les bonnemains remplissent vite sa crousille
mais elle est sage jusqu’à qu’elle croise le regard de ce grand bobet d’albert qui ne sait que faire de ses mains et rougit comme une pivoine sous les colibets
bien vite elle s’empresse de lui proposer une table et un verre
il a la tremblette sur son trabetset
il ne sait plus ce qu’il voulait lui dire et boire
alors il accepte le ballon de blanc même si c’est le vin de l’auguste que son oncle lui avait dit que c’était de la pistrouille mal faite
…et après une tapée de ballons les voilà qui se fréquentent

8
mais le bruit que lui renvoient les murs se fait de plus en plus fort et le tire de ses souvenirs si agréables
alors il reprend son chemin sinon on va dire qu’il a de nouveau pétouillé
le tracasset tousse ses derniers souffles et le silence reprend sa place
les outils sont déchargés sans un mot comme d’habitude et chacun sait ce qu’il a à faire
l’un va en bas dessous et l’autre en haut dessus
ça évite de causer inutilement
pourtant cette fois l’oncle suit son bobet de neveu 
c’est vrai que dans sa bouche ce nom de bobet est une marque d’affection 
car il l’aime bien son bobet de neveu et même parfois 
il en est fier 
mais il ne trouve pas les mots pour le lui dire et lui dire ça 
ça ne se fait pas
c’est pour ça que l’autre jour il a mis son habit du dimanche mais pas celui avec le bleu et les bretelles 
non, celui qu’il met quand il va aux enterrements ou à la ville 
qui est réduit soigneusement dans la grande armoire de la chambre à coucher
sur le chemin il repense au dernier celui du riquet et surtout de la dernière fois
qu’ils avaient pintoillé et fait la chouille ensemble tellement qu’ils avaient eu de la peine à rentrer
ces pensées ça le rebouille et il se dit que c’est trop con ces enterrements 
d’ailleurs il n’est plus très sûr d’aller au sien 
elle lui a tellement astiqué ses chaussures montantes avec les lacets noirs qu’il n’a pas besoin d’éclairer son chemin
notre gaillard qui flotte dans son costume noir c’est fernand
il est grand et épais comme un échalas
quand on le voit on sait tout de suite qu’il est de la terre 
ses pognes sont gravées par les soins qu’il donne à ses amis et son teint en a la couleur
sous sa casquette ou son chapeau le dimanche deux perles brillantes t’observent te jaugent te saluent ou te font peur
et quand ta main rencontre sa poigne tu sais que t’as trouvé un nouvel ami
sa tête émerge de la chemise blanche repassée par la fernande, sa femme, et dont l’encolure fermée par la cravatte noire est assez grande pour laisser de la place à sa guerguette quand il cause
sa peau a la même couleur que celle de ses ceps, les bouts de bois bruns presque noirs
et elle est tellement plissée qu’on dirait qu’on a oublié de la repasser
son gilet noir un peu trop grand cache ses bretelles et est bardé par la chaîne en or qui a la montre de gousset du père de son père au bout
il a fière allure sous son grand chapeau noir qui fait penser à un acteur de cinéma
et sa fernande de femme aussi est fière de lui
elle l’aime son fernand comme sur la photo un peu brunie par les années qui est pendue au salon quand elle portait sa longue robe blanche 
même si pour le lui dire il faut éteindre la lumière là-haut dans la chambre à coucher
elle porte des robe-tabliers
elle en a toute une collection avec tout plein de petits dessins de toutes les couleurs
c’est que c’est rudement pratique
de temps en temps, elle va l’aider auprès de ses amis
mais la plupart du temps elle est dans sa cuisine appuyée contre le potager
elle prépare les repas 
elle discute avec le georges, le facteur, qui s’arrête pour un café même s’il n’a pas de courrier pour eux mais il a toujours des combines à raconter à redzipéter
d’ailleurs il ne devrait pas s’appeler georges mais « aimil » comme ces trucs que les jeunes s’envoient sur la toile avec leur machine à écrire miniature
elle s’occupe de son fernand 
elle poutze la maison
elle va à la poste pour payer les factures
elle répond au téléphone
des fois elle n’est pas d’accord et son courage d’une main et le téléphone dans l’autre elle fout une branlée au représentant qui n’a pas livré le bon produit ou pas facturé le bon prix
c’est qu’elle n’est pas  pingre, mais économe 
et puis ça ne se fait pas
un regard sur la pendule
c’est l’heure
il va à la ville comme ils en ont causé

9
ils en avaient causé le soir au souper et elle n’avait pas dormi de la nuit 
mais ils sont d’accord
ce ne sera pas l’adélaïde qui va hériter
elle qui vient toujours le dimanche pour le dîner avec son sourire aigrelet 
elle qui les observe chacun à leur tour mieux qu’un scanner pour voir s’ils n’auraient pas une petite maladie de celles qui ne font pas mal car elle n’est pas bien méchante 
mais de celles qui vous raccourcissent la vie d’un coup 
c’est qu’elle ne leur veut pas de mal 
mais juste un peu de ce qu’ils possèdent
au début elle venait parce que la fernande avait pitié de sa sœur l’adélaïde qui avait perdu son mari, le gustave, et qui était toute seule le dimanche et que c’est triste un dimanche toute seule
et puis elle a pris l’habitude et elle s’invite maintenant chaque dimanche après le culte même si elle n’y va pas
elle pense que sa sœur a eu de la chance, elle, car son fernand de mari est vigneron et propriétaire de sa vigne alors que son gustave de mari aurait pu être propriétaire du bistrot avec tout le temps qu’il y a passé et tout ce qu’il y a laissé
quand le jean, le père du fernand, est décédé elle pensait qu’il aurait couché son mari, le gustave, sur son testament car il y en avait bien assez à distribuer et que le gustave s’était tué à la tâche pour lui comme tâcheron
en fait c’est pas le travail de la terre qui l’a tué mais le temps passé au café, et comme le disait le jean, le gustave n’était qu’un pilier de bistrot
ainsi comme chaque dimanche bien après le quart d’heure vaudois la revoilà son chapeau de fleurs fanées sur sa tête tout aussi fanée mais avec quelques gros boutons qu’on se demande quand ils vont éclore les mains vides mais avec un gros sac des fois qu’il y aurait des restes
en une seule reniflée depuis le seuil de la porte elle connaît le menu et avant même les salutations elle raconte sa recette et donne ses conseils même si c’est trop tard et qu’elle sait que ce sera moins bon
elle a quand même tout rupé en deux temps trois mouvements
quand le gâteau à la raisinée couvert de chantilly fut coupé en grosses tranches et avalé elle s’essuie les commissures d’un coup de langue qu’on aurait dit une
panosse faisant disparaître le reste de chantilly accroché aux poils de sa moustache qui effraie les enfants même le jour des brandons
la fernande propose de passer au café
l’adélaïde dit que ça l’énerve et qu’elle veut une verveine 
et de geindre qu’elle a mal partout c’est pour ça d’ailleurs qu’au village on la surnomme « tamalou »
et qu’elle aura bientôt le nez sec ce qui amuse le fernand bien calé dans son fauteuil avec la julie et un coup de gnôle
elle continue à barjaquer pour ne pas aider à la vaisselle
c’est que l’adélaïde est une vraie batoille comme sur la photo en noir et blanc un peu passée et posée sur le dressoir où un jeune gaillard tient fièrement une ardoise sur laquelle on voit un nombre à quatre chiffre qui indique l’année quand on a pris cette photo c’est le fernand tout jeune en pantalon court avec des bretelles en cuir assis au premier rang avec les filles de sa classe alors que les autres garçons sont debout derrière avec un plus grand avec des petites lunettes dans une blouse blanche qui est le régent pour les uns et le roille-gosse pour les autres
la petite sur sa droite juste à côté de lui avec deux quettes et qui le regarde déjà, c’est la fernande 
et celle de gauche qui a déjà la bouche ouverte et des fonds de chope en place des yeux, c’est l’adélaïde

10
c’est lundi, il va à la ville
fernand se rappelle il y avait une belle plaque jaune comme l’or sur laquelle il était écrit le nom et la fonction de jules rivaz, notaire
il agrippe la rampe et monte les trois escaliers jusqu’à la sonnette
une voix forte et claire l’invite à entrer et à s’asseoir
ils causent de choses et d’autres, puis le jules sort un papier jaune sur lequel il a écrit avec une plume parée d’un bec en or et au travers de ses lunettes rondes il lit des tas de choses que notre gaillard avec son costume du dimanche ne comprend pas tout sauf qu’à la fin car il ne veut pas l’interrompre il demande si tout ça fera que quand ils ne seront plus là tout ce qu’ils possèdent ira à son
bobet de neveu, l’albert
rassuré et après une bonne poignée de main il dit qu’il reviendra avec elle pour signer le papier dont il glisse vite fait une copie dans sa poche
devant trois décis posés à côté de son chapeau seul à la table du bistrot du village il est content et avant de lever son verre en signe de victoire il savoure le bon tour qu’il vient de jouer à l’adélaïde, sa belle-sœur, et surtout au fait qu’il ne traitera plus jamais son neveu de bobet car maintenant il est presque le patron
il regrette un peu que ce ne soit pas fini 
il est un peu fâché qu’elle n’ait pas voulu venir avec lui aujourd’hui soit disant qu’elle n’avait pas le temps d’aller chez la coiffeuse et rien à se mettre sur le dos pour aller à la ville
il est inquiet car s’il leur arrivait quelque chose personne ne saurait rien à part le jules 
il faudra qu’il écrive un mot si jamais 
et qu’il le place dans une enveloppe avec le papier qu’il a mis dans sa poche
merde, il est où ?  pourtant je suis sûr de l’avoir mis dans ma poche, se dit-il
alors qu’il repose son verre sans y avoir touché il repense à ce qu’il a fait avant
mais bien sûr il a regardé dans sa poche avec sa main gauche la droite étant occupée par son verre et c’est dans la poche droite qu’il a glissé le papier si important
alors il vide tranquillement son verre
mais son inquiétude n’est pas totalement partie
des fois que l’ adélaïde l’apprendrait c’est qu’elle fouine toujours partout et qu’elle est très forte pour tirer les vers du nez 
et il en a entendu des histoires qui finissent par faire les gros titres dans les journaux
huitante, nonante, la monnaie tinte au fond de la soucoupe où est posé le ticket déchiré comme quoi il a bien payé sa consommation 
son chapeau visé sur le crâne il sort en faisant un geste du menton en signe de salutations 
c’est qu’il est toujours dans ses pensées et comme que comme  il faut qu’il trouve une solution
il presse le pas 
il se souvient où il a mis le mousqueton que lui a laissé l’armée et qu’il n’a plus servi mais qu’il ira essayer ce samedi au stand
c’est qu’il a fait la guerre, lui, oh pas la grande ni la petite d’ailleurs mais celle qui compte pour beurre quand il a fait son école de recrue et ses cours de répét’ où les gentils bleus repoussaient vaillamment les rouges sanguinaires ou les méchants jaunes qui mangent les enfants
et dimanche quand viendra l’adélaïde qui vit toute seule depuis qu’elle a usé son deuxième mari il le mettra bien en vue avec la boîte métallique qui contient les cartouches 
comme ça elle aura la trouille quand son regard derrière ses fonds de chope tombera sur le mousqueton appuyé contre le dressoir 
elle n’imaginera pas que c’est pour elle que c’est là
alors la fernande finira par demander à son fernand de ranger son fusil qui n’a rien à faire au salon
il s’exécute non sans avoir fait glisser la culasse ce qui effraya l’adélaïde qui prétexta qu’elle devait aller voir madame michu qui est malade et de s’en aller
c’est le dernier dimanche qu’on vit l’adélaïde

11
quand il rentre le souper est déjà sur la table et à voir les yeux noirs qui le fixent il se dit qu’il n’aurait pas dû s’arrêter pour faire trois
sans rien dire il attend qu’elle cause il s’assied son chapeau toujours vissé sur la tête et prend la cuillère pour attaquer la soupe
craignant qu’elle soit à la pote
il a l’idée de sortir le papier qui est plié dans sa poche et le pose sur la table
alors les yeux noirs s’arment de douceur et en lui posant la main sur son épaule 
elle lui dit qu’il a bien fait
la soupe rupée le bout de fromage accompagné d’un coup de rouge avalés les voilà sur le point de monter se coucher quand l’idée du mousqueton lui revient
elle n’aime pas ça mais elle aime encore moins l’ adélaïde et ses manigances
un costume réduit, un sommeil réparateur, un mousqueton rangé, une cloche qui sonne pour la sixième fois et une tartine plus tard voilà notre gaillard planté dans son bleu de travail raccourci de nouveau aguillé sur son tracasset qui le mène le long des murs jusqu’à ses amis
il croise le traclet des dix-huit qui siffle pour avertir les gens qui l’attendent le long du quai 
ils vont travailler à la ville à croire qu’ils n’ont pas trouvé le magasin où l’on vendait des bleus de travail
ils sentent bon et ont tous mis des habits du dimanche 
malgré cela ils font une drôle de mine comme s’ils n’avaient pas mangé ce matin la confiture fait par bonne humeur 
notre gaillard planté dans son bleu de travail raccourci poursuit son chemin
il repense à sa belle-soeur
il réfléchit 
il imagine
osera-t-il et surtout la fernande lui permettra-t-elle de le faire ?
déjà que la vue du mousqueton l’avait toute rebouillée
il laisse ses idées sombres sous sa casquette et descend de son tracasset 
ses amis l’attendent
eux au moins ne l’embêtent pas avec des histoires 
mais là ils ont besoin d’un shampoing et qu’on les recoiffe c’est que leurs doigts effilés et longiformes ont poussé
muni d’un grand ciseaux aux machoires aiguisées qui font un bruit sec quand elles se referment il enlève tout ce qui dépasse les fils du haut
le sol est couvert de bouts de doigts et de parasols verts
une fois en bas dessous il regarde ses amis et constate avec satisfaction et fierté qu’ils ont belle allure et qu’ ils présentent bien 
lui aussi il est fier de ses amis 
mais il aime pas trop ces gens qui disent bonjour du haut du mur quand ils passent et qui posent des questions auxquelles il ne désire pas répondre non pas qu’il sait pas mais qu’il pense que ça ne les regarde pas 
que ce sont des espions et qu’ils feraient mieux de s’occuper de leurs affaires et surtout de ramasser celles qu’ils laissent tomber par terre ou qu’ils jettent par-dessus le mur
depuis que les petites boules vertes sont apparues l’horloge du village a sonné bientôt cent fois douze coups de minuit dans la nuit
il les a comptés et il a mis une croix sur la calendrier que lui a donné l’emile, le boucher, et qui est suspendu à la cuisine avec un crayon attaché au bout d’une ficelle
il va falloir qu’il s’occupe de cette grande fête
d’une main il soulève sa casquette et en même temps se gratte le crâne comme s’il voulait activer ses pensées en les bousculant un peu
puis il se passe la main sur le visage couvert de poils naissant 
c’est qu’il a pas eu le temps de se raser 
depuis quelque temps il est inquiet et il regarde tous les jours le ciel et écoute régulièrement le type de la météo qui cause dans le poste réglé sur sottens
et puis il a sa petite boîte noire qui vibre des fois et lui indique qu’il pourrait y avoir une tempête un orage ou pire la grêle
mais c’est pas pour cette fois on y a échappé 
on se contentera de la pluie qui permettra aux petites boules vertes de devenir de grosses boules à la peau transparente comme mille yeux éblouis et que jean rosset fera jaunir de plaisir 
mais oh surprise !
il y a en qui sont violet foncé et que plus le jean rosset les lèchera de ses rayons plus ils deviendront foncés
autant les jaunes ont le sourire et semblent joyeux 
autant les foncés sont sérieux et concentrés 
ils se côtoient mais refusent de se mélanger 
ils restent dans leurs lignes respectives 
ils s’observent et attendent tranquillement que notre gaillard planté dans son bleu de travail raccourci vienne s’occuper d’eux
c’est que chacun a droit à un traitement différent
afin d’éviter ces petits avions qui sont armés d’un dard si puissant qu’ils arrivent à traverser leur peau sensible, on les peint en blanc avec de l’argile, c’est con ces suzukii !
sur les bouts de bois bruns presque noirs ont poussé leurs longs doigts effilés et longiformes qui portent avec fierté les grosses boules qu’elles soient jaunes ou foncées
on a enlevé les parasols du bas afin de ne pas leur cacher la vue
c’est magnifique de voir ces milliers d’yeux qui te fixent et se réjouissent du paysage dont on ne se lasse jamais
ces regards qui grossissent gentiment expriment de plus en plus de douceur 
les foncés ne sont pas en reste 
telles des pupilles énormes ils te suivent et épient chacun de tes gestes
il fait chaud
jean rosset est au zénith et tape très fort chauffe les cailloux et l’immense gouille
tellement que le matin et le soir un souffle fait frissonner tous ces parasols et bouger tous ces yeux qu’on croit vraiment qu’ils sont vivants
c’est le joran

12
les gens que l’on attendait pour aider à la fête sont arrivés
ils parlent d’une drôle de façon avec des mots qu’on comprend pas 
ils connaissent le travail et avec quelques gestes tout le monde se comprend
ils sont drôlement attifés
le fernand les accueille et leur explique le boulot 
il les guide vers les lignes où ils vont bosser
armés de petits ciseaux aux manches rouges ou oranges tirant une caissette jaune à même le sol ils vont couper tous ces yeux en remplir les caissettes jaunes que d’autres poseront sur les caquolets et les porteront jusqu’au tracasset
ensuite ce sera leur premier et leur dernier voyage 
d’abord les jaunes puis après les violet foncé
les yeux sont versés dans un machine aux grandes mâchoires noires et poussés ensuite dans un énorme bidon cylindrique allongé et couché dans lequel il y a une grosse pétuflequi fera couler toutes les larmes de ces yeux
on croyait qu’avec cet été si chaud ils auraient les yeux secs
mais il n’en est rien et le grand sourire de notre gaillard planté dans son bleu de travail raccourci traduit son bonheur
ainsi tout le jour le jour d’après et ceux d’après les larmes de ces yeux s’écouleront pour le plus grand bonheur de notre gaillard planté dans son bleu de travail raccourci
on a fait les dix heures à neuf heures les quatre heures à trois heures mais on n’a pas oublié les quatre chiffres à onze heures
il fait beau 
il fait bon le matin et vite chaud l’après-midi surtout qu’il n’y a pas d’ombre
on cause, on est curieux
et quand toutes les caissettes jaunes ont été portées vidées et nettoyées on peut rejoindre la cave
on se détend 
on aplatit les courbatures car beaucoup n’ont pas l’habitude de se pencher mille et mille fois
on se verse dans le gosier ce breuvage jaune au goût magique qui est une vraie médecine homéopathique
on rit on pedze puis on se souvient tout à coup que demain on remet la compresse et avant de tomber raide mort de fatigue
chacun rentre dans ses pénates
tout à coup au milieu de toute cette gaieté une énorme siclée retentit
on cherche le fernand du regard
personne
on croit avoir reconnu la voix de l’adélaïde et entendu un grand fracas
elle a peur 
elle essaie de pousser une bouélée mais elle ne peut pas
elle va rester là, toute seule
elle s’agrippe de toutes ses forces qui commencent à lui manquer
elle sent qu’elle dégringole 
elle ne comprend pas ce qui lui arrive 
elle se retrouve à boclon sur le sol au bas de l’escalier
c’est alors qu’une ombre qui trimbale un truc noir et allongé sort de nulle part et lui cache la lumière de l’ampoule blafarde qui pend au dessus des marches 
c’est vrai qu’elle avait refusé de la changer 
elle continue de bouéler et n’entend pas ce qu’on lui dit
embardoufflée dans son tablier-robe qui laisse apparaître ses dessous et ses lunettes de trabiole
elle ne sait plus comment elle s’appelle
sa vie défile
la moque pend au bout de son nez mais elle ne peut rien faire
tout à coup le truc noir et allongé lui tombe sur la tête 
elle voit trente-six chandelles qui s’éteignent
elle se sent soulevée légère malgré ses kilos en trop
elle n’a plus d’acouet elle sait qu’elle a déguillé
peut-être qu’elle part rejoindre son gustave ?
des mots qu’elle ne comprend pas des bras qu’elle ne connaît pas
un escalier qu’elle reconnaît
ses fonds de chope réajustés elle est assise sur une marche en face d’un gaillard planté dans un bleu de travail beige et noir
c’est un employé à fernand qui a lâché précipitamment son balai qui est tombé sur sa tête pour lui venir en aide
elle s’était encoublée dans ses pantoufles usées jusqu’à la corde
inquiète elle demande au gaillard planté dans son bleu de travail beige et noir de ne pas redzipéter
il lui sourit il n’a rien compris il n’est pas d’ici et il repartira les poches vides de la générosité de l’adélaïde
mais la verrée l’attend qui marque la fin de la fête 
la fin ?
pas tout à fait
il s’est passé quelque chose pendant que l’autre déguillait dans ses escaliers et qui figure au début de cette simple histoire
sur son chevalet face à ce miroir naturel qu’est notre immense gouille, l’alphonse, le peintre a saisi la parfaite quiétude noyée sous un soleil de plomb qui emplit tout l’espace silencieux qu’on n’entend pas une mouche voler
au creux des bras de son bien-aimé elle observe tout se qui se passe autour d’elle
il ne se passe rien sinon qu’elle se prélasse et savoure ses instants magnifiques
tout-à-coup elle entend des paroles, des chants, même quelqu’un qui se mouche
mais c’est derrière le mur
elle respire, elle se détend et profite encore de cette douce chaleur qui la carresse
et soudain…
attends !  maintenant c’est devant le mur 
c’est là tout près
du coin de l’œil elle voit des mâchoires gargantuesques et menaçantes qui
s’approchent dangereusement
elle entend leur bruit sec quand elles se referment suivi d’un espèce de bruissement comme un cri de détresse 
elle a peur
elle essaie de pousser une bouélée mais elle ne peut pas
elle veut rester là 
elle s’agrippe de toutes ses forces qui commencent à lui manquer
elle dégringole
elle se retrouve à boclon sur le sol
elle ne comprend pas ce qui lui arrive
c’est alors qu’une ombre énorme qu’on dirait une éclaffebeuse sort de nulle part et lui cache son bien-aimé 
elle voit sa saison défiler à toute vitesse 
elle n’a plus d’acouet
elle sait qu’elle a déguillé qu’elle gît sur le sol et que cela signifie la fin
la fin ? oui !
l’éclaffebeuse termine sa course et épècle la grappe de raisins gisant sur le sol qui a échappé à la main du vendangeur maladroit
eh ! merde, dit fernand, 
déjà qu’on n’avait pas assez de raisins… !

lexique              par ordre alphabétique
a
à boclon                       à l’envers
acouet                          énergique, dynamique
aguiller                         placer sur quelque chose n’importe comment
arithmétique à bonzon  drôle de façon de calculer
attifé                            habillé
b
barjaquer                      bavarder beaucoup
batoille                         qui cause beaucoup
berclure                        perche
boguet                         vélomoteur
bobet                           qui n’a pas inventé l’eau chaude
bofiaud                         bobet (voir plus haut)
boille                            bidon servant à transporter le lait
bon-amie                      élue de son coeur
bonnemains                  pourboire
bouébe                        petit garçon
bouéler                        crier
boyau droit                   qui mange beaucoup mais n’engraisse pas
bracaillon                     bricoleur du dimanche, maladroit
brandons                      carnaval
branler au manche        dont la place n’est pas assurée (emploi)
c
ça caille                        il fait froid
canfrée                         le fait de boire beaucoup
cassin                           ampoules dans les mains
caquolets                      support à dos pour porter les caissettes
cause dans le poste       parle à la radio
caqueux                       mal à l’aise
charogner                     s’énerver
chenoille                       chenapan
charmus                        terrasses construites à flan de coteaux et délimitées par des murs
chenit                           petit désordre
choper                          attraper
clopet                           petit somme
cramine                        grand froid      
craquée                        grande quantité
crousille                        tirelire
cupessé                        culbute
d
déguiller                       tomber
dérupe                         descente abrupte
dix heures                     pause café du mati
e
ébriquer                       casser
éclaffe-beuse                grande paire de chaussure
embardoufflée              emmêlée
emmoder                     mettre en marche un moteur
encoubler                     trébucher
épécler                         écraser
une épéclée                  grande quantité
épouairé                       effrayé
et pi                             et alors, et aussi
f
faire la chouille             faire la fête
faire trois                      boire trois dl
floppée                        grande quantité
fouiner                         chercher
foutre une branlée        engueuler
fricasse                         grand froid
g
galapiat                        qui traîne un peu les socques, grand déguindé
grimpette                     petite montée
golette                         petite gorgée
gouille                          flaque d’eau
grulette                        tremblotte
guelette                       sexe masculin
guelu                            un type
guerguette                   pomme d’adam
guillon                          robinet en bois ou en laiton planté dans une cuve ou un tonneau                                    et permettant de tirer le vin
i
il a chotté                     la pluie a cessé
j
jean rosset                    le soleil
joran                            vent fort et soudain venant du jura
l
la julie                          feuille d’avis de lausanne
le nez sec (avoir)           être mort
les dix heures                pause café du matin
les quatre heures          pause thé de l’après-midi
m
miauffe                         liquide suspect
moque                         résultat liquide d’un bon rhume
méclette                       bouillie
n
nioniotte                       camelotte
p
panosse                        serpillère
papet                           mets vaudois (poireaux, pommes de terre et saucisses aux choux)
papette                        boue
patraque                      pas très bien
péclet                           loquet
pécloter                        aller peu bien
pedzer                          traîner
pétabosson                   personne chargée des mariages civils
pété                             cassé
pétouiller                      traînasse
pétufle                         gros ballon
peuffe                          brouillard
pévé                             pv – procès verbal
pintoiller                       boire
pioncée                        sommeil profond
pistrouille                     liquide de mauvaise qualité
planée                          chute
pogne                          main solide
pommeau                     apprenti
pote (faire la)                faire la tête
poutzer                        nettoyager       
q
quatre chiffres              signifie que c’est l’heure de l’apéro
quatre heures               pause thé de l’après-midi
quart d’heure vaudois   le temps nécessaire pourarriver après l’heure fixée
quettes                         petites tresses
r
raisinée                         réduction de jus de pommes et poires
ramassoire                    pellette à ordures
rappicoler                     ravigotter
rebouillé                       ému, touché
redzipéter                     rapporter
réduit                           rangé
régent                          maître d’école
reluquer                       guigner, épier
roille-gosse                   insituteur
rotte (il la)                     c’est dure
ruper                            manger goulument      
s
se fréquenter                se courtiser
siclée                            grand cri aigu 
somiche                        sommeillère
sottens                         ancienne station de radio suisse romande
suzukii                          petite mouche qui attaque le raison rouge
t
tablar                           rayon d’une étagère
tchuffer                        embrasser
tire-jus                          mouchoir
trabetset                      petit siège
tracasset                       petit véhicule à trois roues utilisé dans les vignes
traclet                           petit train
trabiole                        de coin , de travers
tremblette                    avoir les mains qui tremblent comme pour sucre les fraises
u
une de ces tièdes          grosse chaleur
une tapée                     beaucoup